4. SCIENCE DES SYSTEMES.

Ce n'est pas ici le lieu de faire un long historique de la science des systèmes. Nous nous bornons à en rappeler les principales racines sur la figure 2 où l'on a divisé les cinquante dernières années en trois périodes: La première, dite de la première systémique, est celle de la cybernétique originale, du fonctionnement des systèmes stables (homéostasie), du métabolisme, de la régulation. La deuxième période correspond au développement de notions nouvelles (dynamique non-linéaire chaotique, concept d'autopoïèse, entre autres), permettant de formaliser le changement, c'est-à-dire l'émergence de formes nouvelles (morphogénèse), l'auto-organisation et l'évolution des systèmes naturels, en particulier vivants. Nous avons ajouté une troisième période dont le concept-clef est l'autonomie et son complément logique l'autoréférence. En résumant, nous dirons que la première phase est celle du fonctionnement (métabolisme) des systèmes, la deuxième celle du changement (autoproduction, évolution de la vie) et la troisième celle de la connaissance, puis de l'auto-connaissance, c'est-à-dire de la conscience.

Nous l'avons dit, un des principaux présupposés de la science des systèmes est que la nature est constituée de systèmes, ensembles organisés de composants en interaction présentant des propriétés holistiques irréductibles. L'objectif de la science des systèmes est d'étudier ces systèmes avec un ensemble cohérent d'outils conceptuels (2), à l'opposé de l'approche fragmentée habituelle où chaque discipline se forge ses propres outils. Nous aurons, dans les prochaines éditions de ces Cahiers, maintes occasions de revenir sur certains points particuliers de la science des systèmes. C'est pourquoi nous nous bornerons ici à résumer la situation actuelle en matière de science des systèmes naturels en distinguant sept mots-clefs caractérisant sept types de systèmes (ou sept niveaux d'étude), placés dans un ordre de complexité croissante. Un système à un niveau donné englobe les caractéristiques des niveaux précédents. Par exemple un système vivant (système autopoïétique, niveau 5) respecte les principes de la themodynamique (niveau 1).

  1. Evolution. Systèmes dissipatifs.

    Le niveau d'étude le plus fondamental de tous les systèmes ayant un aspect matériel (donc énergétique) est le niveau physique. Tous les systèmes matériels respectent les principes de la conservation de l'énergie et de l'accroissement de l'entropie. Ainsi, tous les systèmes sont le siège de dissipation d'énergie en chaleur, ce qui confère un aspect irréversible à leur dynamique. En d'autres termes tous les systèmes évoluent. Notons toutefois que cette tendance physique générale vers le plus probable peut, dans des systèmes non-isolés non-linéaires, être masquée par des propriétés relationnelles, comme l'homéostasie ou l'autopoïèse, qui peuvent retarder la "mort thermique" d'un système matériel suffisamment complexe et autonome.

  2. Morphogénèse. Systèmes auto-organisants.

    Les systèmes loin de l'équilibre thermodynamique sont décrits par des équations non-linéaires. Dans ces circonstances, le fort couplage entre l'état à un instant donné et les "forces", ou les règles, déterminant l'état à l'instant suivant (rétroaction qui peut être positive) fait qu'un système initialement homogène peut se structurer dans l'espace et dans le temps. Dans le premier cas on a apparition de ce que I. Prigogine a appelé des structures dissipatives, comme les cellules de Bénard (tourbillons). (3). Des structures temporelles correspondent à des oscillations ou des pulsations plus ou moins périodiques (réactions chimiques oscillantes, pulsations cardiaques, etc). Les recherches actuelles laissent à penser que les cycles économiques sont des phénomènes non-linéaires de ce type. Remarquons que des conditions de forte tension, donc non-linéaires, n'aboutissent pas fréquemment à des structures stables, mais conduisent le plus souvent à des situations turbulentes ou chaotiques. (4)

  3. Tourbillons. Systèmes auto-organisés.

    Les structures dissipatives peuvent avoir des dimensions et des durées de vie extrêmement variées. Des cellules de convection atmosphériques terrestres peuvent durer de quelques secondes (comme les petits toubillons emportant les feuilles mortes) à plusieurs jours (comme un cyclone tropical). Le tourbillon visible dans l'atmosphère de Jupiter, par exemple, ne s'est pas déplacé depuis sa découverte il y a de nombreuses années. Si les conditions générales prévalant au moment où un tourbillon arrive à maturité se maintiennent, celui-ci peut durer de façon indéfinie, pour autant qu'il soit alimenté. Nous concluerons que la première condition de pérennité d'un système dynamique est le recyclage de la matière qui le constitue (tourbillons, cycles écologiques, pulsations, etc.). De plus, la probabilité qu'une structure dissipative se complexifie, c'est-à-dire subisse plusieurs phases de morphogénèse, va également dépendre de sa durée de vie.

  4. Homéostasie. Systèmes auto-régulés.

    Avec cette quatrième étape, nous passons d'un niveau d'analyse de type physique (= structurel) à un niveau d'analyse relationnel, c'est-à-dire en rapport avec le réseau de l'organisation du système. L'outil adéquat pour étudier ce niveau de pertinence est la cybernétique. On modélisera l'organisation du système par un schéma représentant (le mieux possible) la façon dont les divers éléments discrets caractéristiques de l'état du système (état des composants, variables, paramètres, etc.) sont reliés entre-eux. La "Dynamique des systèmes" de Meadows et Forrester, utilisée pour modéliser l'économie planétaire et ses relations avec l'environnement, est un exemple d'outil cybernétique permettant de se livrer à ce genre d'étude (5). Un système suffisamment simple pour être représenté par une boucle de rétroaction négative aura un comportement homéostatique, indépendamment de sa constitution matérielle. Ce genre d'étude est évidemment applicable à des systèmes plus complexes comportant plusieurs boucles. Toutefois, vu le caractère nettement non-linéaire des boucles de rétroaction, on arrivera assez rapidement aux limites de cette méthode, qu'il faudra plutôt envisager comme un outil d'aide à la décision que comme une méthode prédictive. Cependant, même à ce titre, l'exercice est souvent bénéfique car il permet de prendre conscience d'interdépendances inaccessibles par le bon sens linéaire le plus exercé, ou de révéler des effets pervers totalement contre-intuitifs.

  5. Autopoïèse. Systèmes vivants.

    Avec l'augmentation de la complexité, une propriété émergente qualitativement nouvelle peut apparaitre, l'auto-production, qui est, selon toute vraisemblance, la logique propre des systèmes vivants (6). Cette propriété, très abstraite, peut être envisagée comme due à un couplage mutuel entre les processus structurels de nature physique et le réseau des relations logiques réalisé par ces processus. Ce couplage est circulaire dans la mesure où les processus réalisent le réseau qui, à son tour, produit les processus. On comprend qu'un système vivant fonctionnant selon ce mode n'est pas interprétable par réduction à des échanges physico-chimiques, comme l'approche matérialiste le propose, ni à une modélisation cybernétique comme tenterait de le faire un adepte de la Dynamique des systèmes. Ce type de systèmes autoproducteurs (ou autopoïétiques), déja fortement autonomes, comme les organismes vivants ou la vie terrestre dans son ensemble, n'est interprétable que de façon holistique, en considérant simultanément les plans physique et logique ainsi que leur dialogue.

  6. Autoréférence. Systèmes auto-connaissants.

    Une nouvelle propriété pouvant émerger lors de la complexification et l'autonomisation des systèmes est celle d'autoréférence. Cette expression, qui signifie qu'un système est sa propre référence, s'applique aux systèmes très complexes et opérationnellement clos où la structure physique et le réseau relationnel, bien que de natures qualitativement différentes, deviennent de plus en plus similaires. Il a été proposé récemment que le degré d'autoréférence était lié au degré d'auto-connaissance du système, c'est-à-dire à son niveau de conscience. (7). Ce type d'approche permet d'apporter quelque lumière sur les rôles respectifs du cerveau (niveau physiologique), du cognitif (niveau relationnel) et de la conscience (niveau holistique).

  7. Autogenèse. Systèmes en voie d'autonomisation.

    L'autogenése, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir à d'autres occasions, est un cycle producteur comme la morphogenèse et l'autopoïèse. Si la morphogenèse produit des formes et l'autopoïèse des systèmes vivants, l'autogenèse est un méta-cycle entre un système comme tout indivisible et le cycle autopoïétique qui le produit; l'autogenèse peut ainsi être qualifiée d'ontogenèse auto-référentielle, c'est-à-dire de création d'existant par l'existant.


© September 1996 by Ateliers Bartimée, André L. Braichet, abraichet@access.ch