2. "PROGRES" ET PROBLEMES.

Pour essayer d'y voir un peu plus clair, prenons un peu de recul et tentons de procéder à un rapide bilan de l'histoire de la société occidentale depuis environ trois siècles, c'est-à-dire depuis les débuts de l'ère du paradigme empirico-analytique. Suivant leurs idiosyncrasies et leurs présupposés, les uns mettront l'accent sur les "progrès" dûs à la science et à la technique, les autres, comme nous l'avons fait ci-dessus, insisteront sur les dysfonctionnements de la société moderne. Tentons une approche plus équilibrée.

Considérons tout d'abord ce qu'on a convenu d'appeler les progrès: l'exploitation des énergies fossiles, charbon et pétrole, puis d'autres ressources énergétiques, hydroélectrique et électronucléaire, qui, par le truchement de la métallurgie, des réseaux de transport et des usines mécanisées, ont permis de libérer l'homme de tâches pénibles et d'augmenter le confort de sa vie quotidienne et sa mobilité. Les découvertes faites dans le domaine des ondes électro-magnétiques, des semi-conducteurs, de la théorie de l'information et de la cybernétique lui ont permis ensuite de disposer non seulement d'"esclaves énergétiques" transformant énergie et matière pour lui, mais d'"esclaves informatiques" manipulant, diffusant et multipliant l'information à sa place. Et ce processus continue: recherche spatiale, intelligence artificielle, manipulations génétiques, vie artificielle, réalité virtuelle...

Pendant le temps même où ces prodiges scientifiques et technologiques avaient lieu, d'autres événements, moins réjouissants, se passaient. Classons-les en trois catégories.

Tout d'abord des problèmes écologiques: effet de serre, trou d'ozone, dépérissement des forêts, pollution atmosphérique, gestion des déchets, baisse de la biodiversité, érosion des sols, désertification, et bien d'autres encore.

Une deuxième catégorie de problèmes concerne la sphère politico-économique. Nous avons déja mentionné les plus récents ci-dessus. Ajoutons-y, dans le désordre, les flux migratoires sud-nord, les disparités dans la distribution de la richesse entre pays du "nord" et du "sud", mais également la disparité observée à l'intérieur des pays démocratiques, le succès de politiciens populistes flattant les désirs les plus égoïstes, la propagation cancéreuse des maffias dans tous les régimes, l'accroissement des charges (impôts, taxes, inflation, etc.) pour maintenir une activité matérielle croissante dans un monde fini.

La troisième catégorie de problèmes concerne l'anthroposphère, plus particulièrement l'homme et sa difficulté de vivre, de réaliser ses aspirations et de trouver du sens dans l'évolution contemporaine. Ce mal de vivre se manifeste de diverses façons: augmentation des maladies psycho-somatiques et psychiques, aliénation, toxicomanies, intolérance et racisme, violence et criminalité dans les zones à forte densité, pour n'en citer que quelques exemples.

Nous venons de voir que l'évolution de la société industrielle depuis environ deux siècles se caractérisait d'une part par des améliorations remarquables des conditions de vie matérielles, et d'autre part par l'émergence de problèmes écologiques, politico-économiques et socio-psychologiques toujours plus pressants. Pour tenter de faire un diagnostic de cette dichotomie, demandons-nous s'il existe des traits communs que partageraient les progrès et d'autres traits communs que partageraient les problèmes.

Un examen attentif des "progrès" technologiques fait ressortir qu'ils sont le plus souvent liés à la maîtrise d'objets du monde physique: énergie et matière inorganique, donc objets simples, et séparables, éventuellement compliqués mais pas complexes. Ordinateurs et centrales nucléaires sont des aggrégats compliqués obtenus par l'addition de mécanismes plus simples. Toutefois leur complexité relationnelle, l'imbrication de leurs niveaux fonctionnels, l'émergence de caractères holistiques, n'a rien à voir avec les propriétés correspondantes d'un organisme vivant comme une "simple" bactérie. Ce type de machines construites, fragmentables, est donc accessible par une approche réductionniste et intelligible, par des méthodes analytiques. Ces systèmes sont largement déterministes et linéaires, donc prédictibles, donc contrôlables.

On l'a vu, les "problèmes" sont liés à des systèmes biologiques, écologiques, sociaux, économiques, psychologiques, cognitifs, c'est-à-dire à des organismes complexes, dynamiques, loin de l'équilibre thermodynamique, très organisés et fortement interactifs. On se convaincra facilement que de tels systèmes, dont l'organisation est faite d'hypercycles, (multiples boucles de rétroaction emboîtées les unes dans les autres), se prêteront mal à une analyse qui consiste à les réduire en petites unités isolées. De plus, la présence de boucles de rétroaction positives et négatives leur confère tantôt une grande sensibilité aux conditions extérieures, voire aux fluctuations, tantôt un certain degré d'autonomie, qui les rend non-prédictibles donc non-contrôlables. Le seul trait prédictible est qu'ils sont non-prédictibles...

Nous concluerons cette brève introduction en remarquant que, pour gérer l'incertain et pour comprendre les systèmes complexes, fortement relationnels, sensibles aux aléas et partiellement autonomes, comme par exemple les écosystèmes, les systèmes socio-économiques ou les systèmes culturels, il est indispensable de disposer d'une autre grille de lecture que celle qui a si bien convenu pour faire des machines à vapeur, des automobiles ou même des centrales nucléaires.

Nous continuerons ce survol des rapports entre l'approche systémique et les problèmes contemporains par une brève description du mouvement systémique tel qu'il se présente aujourd'hui. Nous donnerons ensuite quelques indications sur les notions principales utilisées pour comprendre la dynamique des systèmes naturels (science des systèmes), puis nous noterons les différences essentielles entre l'épistémologie mécaniste réductionniste, l'épistémologie cybernétique relationnelle et le paradigme holistique. Après avoir tracé les grands traits de la vision du monde qui se dégage des modèles et de l'épistémologie systémiques, nous terminerons par quelques commentaires à propos de la question posée dans le titre.


© September 1996 by Ateliers Bartimée, André L. Braichet, abraichet@access.ch