1. INTRODUCTION

Depuis la chute du mur de Berlin, et contrairement à ce que pensaient certains, l'histoire, loin d'être finie, semble s'accélérer à un rythme qui défie les capacités de changement des hommes et des institutions. L'espace laissé par la chute des régimes à économie planifiée en Europe de l'est, est disputé aux gouvernants par des multinationales et entrepreneurs occidentaux, des maffias locales et des nostalgiques de l'ordre et de la loi anciens. Les Balkans, le Caucase et d'autres massifs montagneux sont le théatre de résurgences des guerres tribales d'antan. Les pays du tiers-monde, qui bénéficiaient autrefois de la rivalité des deux "Grands", sont dans un isolement encore renforcé par la baisse du prix des matières premières. La crise qui sévit dans les pays "développés", Europe, Amérique et Japon, semble montrer que si l'économie de marché convient pour satisfaire les besoins immédiats de consommateurs rationnels et bien informés en face de producteurs en réelle concurrence, elle n'est pas apte à résoudre les problèmes écologiques, sociaux, culturels et éthiques d'un ensemble de plusieurs milliards d'acteurs répartis sur la surface de la planète. Les "dragons" du sud-est asiatique se dirigent à pas redoublés vers les problèmes des pays occidentalisés.

Derrière ces manifestations extérieures, symptômes concrets qui font la une des médias, se profilent un certain nombre de processus sous-jacents, de tendances lourdes incontrolables et moins médiatisées, tel que la mondialisation du marché, le remplacement du travail humain par le travail mécanique et le traitement informatique, ainsi que l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux, autrefois "externes", qui commencent maintenant à émerger sous la forme des deficits des collectivités publiques, des faillites d'entreprises et de la baisse du pouvoir d'achat des consommateurs et des contribuables.

De surcroît, on assiste à l'apparition d'un certain nombre d'effets pervers concernant la répartition des coûts entre partenaires sociaux (répartition résultant de rapports de force conflictuels plutôt que de concertation raisonnée), ainsi qu'une distribution des richesses pathologique (spéculation, trading, commerce de valeurs immatérielles, etc) régie davantage par la stratégie de survie des agents économiques que par les besoins de l'homme et de la société. Mentionnons également le gaspillage des ressources résultant de la lutte pour la survie des systèmes producteurs, sous la forme d'incitations aux achats somptuaires.

Remarquons qu'aucun de ces développements n'a été prévu, qu'aucune mesure préventive n'a été prise pour en atténuer les effets, que le seul remède proposé actuellement par les "responsables" économiques et politiques pour résoudre le problème du chômage, par exemple, est, (après la mise sur pied en catastrophe de mesures immédiates visant à corriger les effets sociaux les plus flagrants), d'attendre la reprise de la croissance, c'est-à-dire le rétablissement des conditions qui ont précisément conduit à la crise économique mais aussi écologique, sociale et éthique actuelle!

Toutes ces constatations nous poussent à nous demander, avec le mathématicien René Thom, si l'origine de ces problèmes ne se trouve pas dans "le contraste de plus en plus évident, de plus en plus difficile à dissimuler, entre une science pléthorique et la stagnation manifeste de la pensée scientifique vis-à-vis des problèmes centraux qui affectent notre connaissance du monde".

En d'autres termes, une question importante que nous aimerions discuter ici, dans ce premier numéro des Cahiers du CIES, est de tenter de déterminer si la société contemporaine est actuellement en train de passer par une simple phase de récession économique du même type que toutes celles qui l'ont précédé depuis les débuts de l'ère industrielle, (et qui serait résolue par quelques menus aménagements conjoncturels et monétaires), ou si, au contraire, elle est en train de vivre une mutation structurelle, conceptuelle et culturelle profonde. Ce changement de paradigme serait comparable à la révolution scientifique qui a suivi la Renaissance et qui fit passer du paradigme scolastique décadent au paradigme empirico-analytique, fondement de l'approche scientifique expérimentale et quantitative. Dans cette perspective, la crise actuelle ne serait pas le symptôme d'un ajustement technico-scientifique, ne touchant que le contenu de nos savoirs et de nos théories, mais le signe précurseur d'une révolution épistémologique affectant la nature de nos modèles et de nos mythes, et mettant en cause notre façon de percevoir et d'interpréter le monde qui nous entoure.


© September 1996 by Ateliers Bartimée, André L. Braichet, abraichet@access.ch